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Le grand cirque de Bordeaux

Cette première semaine d’avril fut en bordelais celle du « grand cirque de Bordeaux ».

C’est l’expression qui m’est venue à l’esprit pour imager le lancement officiel de la campagne des primeurs.

Plusieurs milliers de journalistes, importateurs, professionnels du vin se sont déplacés à Bordeaux pour déguster le millésime 2006.

Les grosses cylindrées ont parcouru les chemins de traverse du libournais et de la presqu’île médocaine du 3 au 5 avril.

Dégustation primeur 2006 de grands crus classés de Saint-Emilion au Château Dassault
Dégustation primeur 2006 de crus classés de Saint-Emilion au Château Dassault

Ils sont venus pour déguster les échantillons du dernier millésime des Châteaux prestigieux qui vendent leur vin « en primeur ».
Le système est le suivant : si, en tant que particulier, vous souhaitez acquérir, par exemple, 12 bouteilles du mythique Château Le Pin Pomerol 2006, vous pouvez attendre sa sortie des chais après mise en bouteilles à l’automne 2008 ou au printemps 2009. Vous aurez alors la plus grande difficulté à en trouver, c’est beaucoup trop tard.

C’est maintenant, dès le printemps 2006, qu’il faut vous positionner, en attendant sa « sortie », c’est à dire le moment où le propriétaire M. Jacques Thienpont décidera de proposer un volume et un prix à ses clients négociants de « la place » de Bordeaux. Ces clients « allocataires » peu nombreux et triés sur le volet vont immédiatement proposer cette allocation à leurs propres clients, et ainsi de suite jusqu’à vous. En quelques heures, l’offre fait le tour de la planète, et tout est bouclé. Si votre revendeur est bien placé, il aura pu vous procurer votre caisse de 12 bouteilles du Pin 2006. Vous l’aurez payée immédiatement, elle ne sera livrable que dans deux ans. Tous les intermédiaires auront eux même réglé leur fournisseur, le Château a assuré sa trésorerie quelques mois après la récolte.

Ce schéma « idyllique » est une mécanique parfaitement huilé pour trois dizaines d’étiquettes « ultra-premium ». Leur rareté et le prestige font que l’offre est très inférieure à la demande solvable, le prix importe peu, les heureux allocataires sont obligés de suivre tous les ans aux conditions du Château sous peine de perdre leur allocation.

Cela se complique un peu pour les « seconds couteaux », même si les vins sont de très haut niveau. C’est là qu’intervient la note de Robert Parker. Une excellente note du célèbre critique américain permet de se retrouver dans la même mécanique que les trois dizaines du paragraphe précédent… C’est dire l’anxiété du propriétaire en l’attente de la « note de Bob ».

Tous attendent donc impatiemment la publication de cette fameuse notation Parker (fin mai ? en juin ?). Les Châteaux peuvent « sortir » un volume important à un prix élevé en cas de bonne note, car les consommateurs américains lui font une confiance aveugle : les vins les mieux notés sont pré-vendus.

Un Château, même prestigieux, qui ne fait par partie de la trentaine d’incontournables, ni des grosses notes Parker, pourra tenter tout de même tenter une sortie en primeur, il faudra alors élaborer une stratégie bien calculée, aux paramètres complexes : date de sortie, volumes proposés, observation des sorties des confrères équivalents, implication commerciale des partenaires de la place… exercice plutôt facile en 2000, 2003 ou 2005, millésimes très réussis et très médiatisés, c’est apparemment un peu plus complexe en 2006, même si les vins très réussis sont légion.

On comprend donc l’importance pour les vins de Bordeaux de cette semaine du « grand cirque ». Les professionnels du vins se rencontrent, dégustent, comparent, tentent de se faire une idée du potentiel du millésime.

A titre personnel, je trouve très agréable de pouvoir en très peu de temps découvrir les vins de ma région. Mais mon niveau limité de dégustateur ne me permet pas de comprendre comment on peut porter un jugement si lourd de conséquences à un stade si précoce de l’élevage du vin nouveau.

En tant que vigneron bordelais non directement concerné par le système primeur (seul 5 à 10% des volumes de Bordeaux sont réellement commercialisés « en primeur »), je trouve des avantages et des inconvénients à cette semaine de folie :

L’inconvénient majeur : peu organisés commercialement, nous (producteurs) comptions traditionnellement sur les opérateurs de « la place » pour écouler nos vins moins prestigieux. Avec la montée en puissance du grand cirque, beaucoup de ces opérateurs ne pensent plus à nous que lorsqu’un de ses clients le leur demande expressément. Beaucoup de négociants, courtiers, importateurs sont mobilisés à 100% pendant plusieurs mois (mars à juin) par le grand cirque, ils n’ont plus le temps de se consacrer à la commercialisation de « petits châteaux de Bordeaux ».

L’avantage : au moins on parle des vins de Bordeaux dans le monde entier pendant une bonne semaine, le mot Bordeaux fait rêver, les décideurs se déplacent en masse pour participer au grand cirque, et on peut espérer grapiller quelques miettes.
Cette notoriété et cette image extraordinaires peuvent ensuite être exploitées par l’interprofession pour une communication positive : à côté des très grands vins inaccessibles au commun des mortels, il existe aussi des Bordeaux abordables de très grande qualité.